QUE RESTE-T-IL DE MARTIN LUTHER KING ?

Le 4 avril 1968 disparaissait Martin Luther King. Une balle dans la tête de celui qui restera pour tous le symbole du combat pacifique pour l'égalité entre Noirs et Blancs. Quarante ans plus tard, que reste-t-il de l'héritage du pasteur le plus connu de l'Amérique ?

Il est de ces hommes qui ont marqué l'histoire. L'un de ces visages incontournables, de ces noms qui évoquent à tous un combat. Des centaines de villes ont leur rue ou leur école Martin Luther King et la culture populaire a intégré le militant des droits civiques au panthéon des icônes indémodables. (1) "I have a dream" est certainement le discours le plus connu de la planète. Ou plutôt l'extrait de discours le plus connu. Car qui connaît le reste de ce texte ? Le propos de King a été réduit à cette phrase. King comme Noir, défenseur pacifiste d'autres Noirs opprimés. Un leader dont chacun s'approprie l'héritage, anti comme prodiscrimination positive, ou candidat aux élections américaines. En évoquant la potentielle accession du sénateur Barack Obama au poste suprême, la très influente Oprah Winfrey expliquait : "Le Dr King a fait le rêve mais nous n'avons plus à nous contenter de rêver. En votant, nous pouvons faire de ce rêve une réalité." (2) Comme beaucoup, la femme d'affaires passe ici à côté de l'essentiel du message de Martin Luther King.


Une route semée d'embûches

Certes, l'élection d'un homme noir à la présidence des Etats-Unis contient une portée symbolique considérable. Il y a 150 ans, Barack Obama n'aurait pas eu le droit d'ouvrir un livre. Il y a 60 ans, toujours pour avoir commis l'erreur d'être né Noir, il aurait été malmené par le Ku Klux Klan. Il y a 45 ans, il n'aurait pu étudier avec des Blancs puisque plus de 75 % des écoles du Sud pratiquaient encore la ségrégation scolaire. (3) Martin Luther King a participé à l'avènement d'une société plus juste et aurait été heureux qu'un Noir puisse avoir des chances d'être élu président. Quel chemin parcouru depuis ce jour de 1955 où Rosa Parks refusait de céder sa place à un Blanc dans le bus, provoquant ainsi le début de la marche pour les droits civiques ! Ce combat semble naturel aujourd'hui, mais pour Martin Luther King, la lutte contre le poids de quatre siècles d'esclavage met sa vie en danger : des ségrégationnistes posent des bombes chez lui, le FBI le harcèle, le file, le met sur écoute... Au coeur des années 1960 de la contre-culture et du maccarthysme, en agissant à coups de sit-in, boycotts et marches toujours pacifiques, l'admirateur de Gandhi se transforme en élément perturbateur pour le gouvernement américain. Bien plus qu'un Malcolm X. Il est aisé pour le FBI de décrédibiliser un homme prônant l'usage de la violence, mais quid d'un pasteur bien sous tous rapports ? MLK a fédéré ses concitoyens jusqu'à en réunir un nombre tel que le Congrès n'eut d'autre choix que de voter des lois en faveur de l'égalité civique.


Fracture raciale ou fracture sociale ?

Pour Luther King, la ségrégation n'était que l'infime partie d'un problème bien plus vaste. Un problème au-delà des clivages Noirs / Blancs, un problème nécessitant la reconstruction de la société tout entière : "Le racisme, l'exploitation économique et le militarisme sont liés et vous ne pouvez réellement vous débarrasser de l'un d'entre eux sans vous débarrasser des autres." En 1966, le pasteur de l'Alabama quitte le sud des Etats-Unis pour emménager à Chicago. Il découvre une autre forme de ségrégation, plus perfide. Dans le nord, le sort des Noirs, comme de l'ensemble des immigrés, se révèle particulièrement difficile. Isolés dans des ghettos, leurs conditions de vie sont déplorables. En 1963, 50 % de la population noire vit sous le seuil de pauvreté contre 1/5e de la population blanche. Plus de 12 % des non-Blancs sont au chômage alors que le taux n'atteint pas les 5 % chez les Blancs. (4) Les lois sur les droits civiques votées en 1960, 1964 et 1965 n'ont rien changé ou presque à la vie des populations défavorisées. En 1970, dans les ghettos, la densité de population est cent fois supérieure à celle des banlieues majoritairement blanches ; 29 % des foyers noirs vivent avec des rats et 38 % avec des cafards. (5) Quelques années avant son assassinat, Martin Luther King dénonce de plus en plus vivement cet état de fait. Pour lui, la guerre du Vietnam est en partie responsable. En 1967, le chantre de la désobéissance civile devient l'homme à abattre en affirmant que : "Les promesses d'une "grande société" ont été abattues sur les champs de bataille du Vietnam." L'argent finançant cette guerre est retirée aux écoles, centres de santé ou systèmes d'aides sociales. En outre, à l'époque, 64 % des Noirs incorporables sont appelés contre 13 % des Blancs : les enfants des pauvres font une guerre décidée dans les hautes sphères.


Un rêve encore bien loin de la réalité

Une situation qui rappelle étrangement celle des Etats-Unis de 2008… Plus personne ne veut s'engager dans l'armée, alors l'Etat embrigade les plus pauvres en leur promettant de financer leurs études. Le budget de la Défense explose tandis qu'une part dérisoire est consacrée à la santé ou à l'éducation. Aujourd'hui, 47 millions d'Américains dont 8,5 millions d'enfants sont dépourvus d'assurance santé, soit 16 % de la population. Selon le ministère des Affaires étrangères français, "les problèmes sociaux ont augmenté aux Etats-Unis ces dernières années" : 12 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté et le pourcentage est en augmentation régulière. La grande marche des pauvres que préparait Martin Luther King juste avant sa mort ne semblerait pas anachronique si elle se tenait aujourd'hui : des milliers de personnes devaient rallier Washington et y organiser une immense manifestation interraciale, ne se dispersant qu'après avoir obtenu des mesures visant à mieux distribuer les richesses. La vie du pasteur a été prise avant qu'il n'ait eu le temps de voir ses revendications entendues. Depuis, les problèmes de précarité et de racisme n'ont pas beaucoup changé. Dans 'Panthères noires' de Tom Van Eersel, un ancien membre du Black Panther Party explique ainsi : "Quand je lis des articles que nous écrivions en 1969, j'ai l'impression qu'ils datent de 2003." Tom Van Eersel affirme même que beaucoup des militants des années 1960 qu'il a rencontrés considèrent que la situation s'est détériorée.


"Une oasis de liberté et de justice"

Le passage de l'ouragan Katrina a montré que le pays le plus puissant du monde laissait effectivement en marge une partie conséquente de ses citoyens. Toujours les mêmes : les plus pauvres, les moins blancs. Dans le pays de la liberté, la fracture sociale coïncide avec la fracture raciale. Avant Katrina, la Nouvelle-Orléans était peuplée de 70 % d'Afro-américains et de 40 % d'analphabètes. Ironie du sort ou illustration d'un état de fait, les états dans lesquels MLK a tant milité, Louisiane, Mississippi, Alabama furent ceux touchés par l'ouragan Katrina en 2005. Martin Luther King rêvait d'un "état du Mississippi, désert étouffant d'injustice et d'oppression, transformé en une oasis de liberté et de justice". Les images de la catastrophe de 2005 ont prouvé que le rêve était encore bien loin. Le pasteur souhaitait aussi qu'en Alabama, "les petits garçons noirs et les petites filles noires puissent joindre leurs mains avec les petits garçons blancs et les petites filles blanches, comme frères et soeurs." Ici, les Noirs et les Blancs semblent plutôt cousins éloignés. Seuls les plus riches ont pu quitter les zones à risque avant le passage de Katrina. Les autres, Noirs pour la plupart, ont attendu, en vain, des secours. On leur a demandé de prier. On a envoyé des gardes pour éviter qu'ils ne "pillent" les magasins. Pour éviter qu'ils ne "pillent" des vivres pour nourrir leur famille parce que l'aide de l'Etat ne venait pas. Qu'aurait pensé Martin Luther King de tout ça ? (6)


Le combat continue…

Tant que la situation de ce quart-monde américain ne changera pas, le rêve de MLK restera lettre morte. Ce n'est pas la couleur de peau du prochain président américain mais son programme politique qui est susceptible de changer cette situation. Oprah Winfrey se méprend. Néanmoins, il y a peut-être indirectement du vrai dans son propos. Barack Obama s'est clairement inscrit dans les traces du pasteur de l'Alabama dans son discours du 18 mars. Il assure "poursuivre la longue marche pour une Amérique plus juste, plus égale, plus libre, plus attentionnée et plus prospère." Il évoque les espoirs communs d'individus différents, les difficultés des Noirs mais aussi celles d'une frange de la population blanche. Il affirme sa foi dans le peuple américain et sa conviction de la nécessité de s'unir pour "résoudre les défis de notre époque". Pure rhétorique politique ou véritable conviction ? Difficile à dire. Obama semble en tous cas avoir saisi l'essence du combat de King : un projet de société et non de minorité.


Comme toute icône, Martin Luther King a été lissé, policé, aseptisé par la gloire. A l'instar d'un Che Guevara transformé en gentil révolutionnaire, loin de toute hémoglobine, MLK est devenu une magnifique illustration pour T-shirt d'ado révolté. Son message a été appauvri et parfois même vidé de sens : la plupart des rues Martin Luther King se situent ainsi dans des quartiers noirs, comme si le combat du pasteur était seulement l'affaire des descendants d'esclaves. Martin Luther King voulait une Amérique plus juste. Plutôt que de prendre des mesures en faveur des pauvres, le gouvernement des Etats-Unis lui a dédié un jour férié.


(1) L'un des plus gros succès du groupe U2, 'Pride', rend hommage au prix Nobel de la paix et le pasteur a même inspiré l'un des personnages-clés de la série 'X-Men', le pacifiste professeur Charles Xavier, opposé au belliqueux Magneto, ersatz de Malcolm X.
(2) Eugene Robinson, 'Obama, Martin Luther King and Oprah Winfrey' in
The Washington Post, décembre 2007.
(3) Et ce malgré son interdiction. In Howard Zinn, 'Une histoire populaire des Etats-Unis' Agone, Marseille, 2002 p.510.
(4) Ibid.
(5) Sondage Time-Louis Harris, avril 1970.
(6) Lors d'une émission de soutien aux victimes de Katrina, le rappeur Kanye West a déclaré en direct
"George Bush n'en a rien à faire des Noirs"… avant d'être coupé.

Aurélie Louchart pour Evene.fr - Avril 2008

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