Eramet : le magot des Duval

En s’associant en 1999 avec le groupe minier public Eramet, les Duval ont sauvé leur entreprise métallurgique à moindres frais. Aujourd’hui, ils veulent empocher la mise. La partie n’est pas simple. Explications.


Les Duval ? Inconnus au bataillon. Principaux actionnaires du groupe métallurgique et minier Eramet, voilà des lustres qu’ils vivent cachés et s’en portent à merveille. Tout sauf bling-bling, ils n’invitent jamais leur PDG chez eux et ne parlent jamais à la presse-comme Le Point l’a vérifié. Ce qui n’empêche pas leur famille d’être l’une des plus riches de France. Les Duval figurent au 9e rang du classement des fortunes Challenges 2007 avec 5,85 milliards d’euros. Le clan, qui habite Paris et possède des maisons en Normandie où il se réunit les week-ends, délaisse un peu son fief historique, Les Ancizes et le village voisin de Saint-Georges-de-Mons, situés en pleine région déshéritée et rurale des Combrailles, au nord de Clermont-Ferrand. « J’ai rencontré Georges Duval une fois en tout et pour tout » , confie Pascal Estier, le maire communiste des Ancizes. Georges Duval, 62 ans, même s’il n’est pas le plus ancien, est le chef de la lignée. C’est le seul de la famille à avoir hérité de la fibre industrielle, le seul à tâter du terrain. Quand il se rend aux Ancizes, il occupe la villa familiale désormais vide. La bâtisse, située à 20 mètres des usines, avec son intérieur bourgeois rempli d’odeur de cire, n’est plus qu’un lieu de passage. Georges règne sur les ateliers Aubert et Duval, le nom d’origine de la compagnie familiale, aujourd’hui dans le giron d’Eramet. Aubert et Duval fabrique depuis cent ans des alliages sophistiqués résistant à des tensions extrêmes utilisés dans l’aéronautique, les centrales électriques, l’automobile, l’outillage industriel, la défense et même les prothèses de hanche. Boeing, Airbus, Arianespace, Dassault, General Electric... les clients prestigieux ne manquent pas. Georges Duval aime circuler au milieu de ses machines et de ses énormes presses-celle d’Issoire est la plus puissante d’Europe. Il discute avec les directeurs d’usine, les contremaîtres et les clients. Mais se trouve très mal à l’aise avec les vestiges du paternalisme de la compagnie centenaire, ses petits pavillons pour ouvriers, ses installations sportives, ses clubs de sport, son école de musique ou son cinéma. « C’est un industriel, la gestion des clubs sportifs n’est pas une priorité pour lui, dit Camille Chanseaume, maire socialiste de Saint-Georges-de Mons et commercial chez... Aubert et Duval. Mais il continuera à nous aider financièrement. C’est promis. » La femme de Georges, Véronique, peintre à ses heures, est une Michelin, de la famille régnante d’Auvergne-comme le monde est petit ! En plus de diriger la branche alliages, Georges, mine austère et regard autoritaire, est membre du comité exécutif d’Eramet. Trois autres Duval participent à la vie du groupe. Son frère Edouard, 64 ans, un fondu de motos, est président d’Eramet international. « Georges et Edouard passent des heures dans leur bureau, explique un observateur. Quand ils se sont installés à la tour Montparnasse, ils pestaient, au début, contre les mesures de sécurité qui rendaient difficile l’accès à leurs bureaux les samedis et dimanches. » Apparemment, les cousins sont moins présents au quotidien. Cyrille, 59 ans, bombardé secrétaire général d’Eramet, et Patrick, 67 ans, gèrent les intérêts patrimoniaux de la famille, Patrick ayant de bonnes connaissances dans l’immobilier. Ce dernier est le seul diplômé de la famille-il a fait Centrale. « C’est le plus intelligent, dit un initié. Mais ce n’est pas lui qui a les plus grandes responsabilités. » Les quatre cousins siègent au conseil d’administration, où, assure-t-on, ils ne disent jamais un mot. Ils préfèrent agir en coulisse. Notamment avec Romain Zaleski. Ce financier spécialiste des coups en Bourse et... des métaux, installé près de Brescia, en Italie, possède tout de même 13 % d’Eramet. La discrétion maladive des Duval ne doit cependant pas faire illusion. Ils ont su-et de quelle manière !-faire grossir leur magot. En moins de dix ans, leur fortune a été multipliée par dix. Pas mal pour des gens fermés que l’on dit complexés. Il est vrai qu’ils ont eu de la chance ! Tout a commencé en 1997, à la mort de Jean, un père très autoritaire. Il avait décrété que ce serait le cadet Georges, et non l’aîné, qui reprendrait l’affaire. « C’est le moins incapable » , aurait-il fait savoir à son entourage. Les deux frères, ayant vécu longtemps dans l’ombre écrasante du père, se demandaient souvent après sa disparition ce que « Jean aurait fait à [ leur ] place ». Un visiteur au siège de l’époque-il était à Levallois-se souvient de la pièce où les deux frères se faisaient face, avec leurs bureaux en bois bon marché, comme s’ils s’épiaient. Jean s’occupait de tout. Il consignait tous les secrets de l’entreprise dans un calepin dont il ne se séparait jamais. Entreprise politiquement sensible. L’entrée en fonctions des deux frères va très vite tourner à la catastrophe. Edouard, rêvant d’empire, embarque Georges dans une affaire insensée. Il fait racheter par la filiale américaine les activités métaux usinés du canadien Inco. Un morceau trop gros à avaler. Tellement gros que la pérennité d’Aubert et Duval est menacée. Le plus incroyable, c’est que les Duval vont s’en sortir. Car, au même moment, sans lien aucun avec leur mésaventure, un autre groupe cherche à résoudre des problèmes d’une tout autre nature. Ce groupe-nous y voilà-, c’est Eramet ; contrôlée par l’Etat, c’est la seule entreprise minière française. Elle doit sa richesse au nickel de Nouvelle-Calédonie et au manganèse du Gabon. Yves Rambaud, le PDG de l’époque, sort d’un véritable cauchemar. Alain Juppé, alors Premier ministre, avait voulu, pour apaiser les tensions en Nouvelle-Calédonie, lui retirer des droits miniers dans l’île, sans aucune contrepartie. Il avait même voulu le licencier. Rambaud n’a dû son salut qu’à la victoire surprise des socialistes aux législatives de juin 1997. Avec Dominique Strauss-Kahn aux Finances, les choses rentrent dans l’ordre. Eramet est indemnisé (1 milliard de francs)-parallèlement les provinces calédoniennes reçoivent des parts de capital. Rambaud a compris la leçon : pour éviter un nouveau clash, il lui faut réduire la part de l’Etat dans le capital de la compagnie. Alors, si l’occasion se présente... Et comme Paris est un village, la solution ne va pas tarder. Jean Cédelle, redoutable banquier d’affaires chez Clinvest, filiale du Lyonnais, est au courant de la préoccupation de Rambaud et de la détresse des Duval. Il jouera les marieurs. Lors des négociations, Georges et son frère parviennent ainsi à maintenir un flou artistique sur les perspectives d’Aubert et Duval. Côté Eramet, on n’y voit que du bleu. Résultat, les Duval obtiennent 37 % du nouvel ensemble, une proportion exagérée. « Rambaud s’est fait rouler dans la farine », relève, avec le recul, un banquier. Le malheureux PDG va s’en apercevoir très vite. Les premières années, il passera tout son temps à écoper par dizaines de millions d’euros les pertes américaines de ses nouveaux associés. « Rambaud était fou de rage », se souvient un ancien d’Eramet. Il s’est vengé en virant le directeur financier que lui avaient imposé les Duval, restant sourd à leurs véhémentes protestations. Reste que les Duval ont gagné. Médiocres capitaines d’industrie, ils ont formidablement défendu leurs intérêts. Ainsi, lors de la fusion de 1999, ont-ils obtenu une clause extravagante, toujours en vigueur : il appartiendra à un Duval de diriger la branche alliages d’Eramet. Avec des résultats pour le moins mitigés. Cette branche d’Eramet n’a jamais gagné grand-chose, contrairement à ses concurrents autrichien, allemand ou américains. En 2007, son résultat courant s’élevait à 78 millions d’euros, contre 1,2 milliard pour le groupe ! Mais pourquoi se biler ? Les Duval ont trouvé la martingale. Les résultats d’Eramet proviennent du nickel et du manganèse, dont les cours ont bien progressé ces dernières années. Les mines ? Les Duval s’en désintéressent. Ce n’est que tout récemment qu’ils ont accepté quelques responsabilités-relativement symboliques : Edouard siège au conseil de la SLN calédonienne et Cyrille à celui de la Comilog gabonaise. « Ils ont fait leur nid dans l’entreprise », dit un ancien. Un nid douillet : Eramet n’a aucune dette, et l’argent des mines finance les investissements de la branche alliages-dont récemment la presse de Pamiers (Ariège). « Sans Eramet, les Duval n’auraient pas pu survivre. » Les quatre cousins l’ont bien compris. Leur unanimité est impressionnante. « Georges et Edouard, explique un observateur, ont été traumatisés par les incessantes querelles d’autrefois entre leur père et leur oncle. Il se sont juré de ne jamais reproduire cela. Celui qui voudra les diviser n’est pas né. » En plus, la famille profite d’une paix royale. Face à elle, l’actionnaire public-car il y en a un !-a renoncé à toute influence. Pourtant, Areva possède 26 % du capital. « Trop ou pas assez » : Anne Lauvergeon, la dirigeante d’Areva, s’est constamment réfugiée derrière cette formule pour justifier son inaction. Les mauvaises langues font valoir que ce désintérêt d’Areva, donc de la puissance publique, vient du fait que Gérald Arbola, numéro deux du groupe nucléaire, est marié à une Duval. « Foutaise , dit-on chez Areva, Arbola s’interdit d’intervenir chez Eramet. » Soit. Mais si le numéro un d’Areva ne s’intéresse pas à Eramet et le numéro deux ne peut s’en occuper, pourquoi y rester ? Situation baroque. Dont les Duval profitent. L’actionnaire public étant neutralisé, ils ont barre aussi sur le PDG. Jacques Bacardats, nommé en 2003, en sait quelque chose. Il avait eu l’impudence de demander aux Duval d’améliorer leur rentabilité. Il a été viré en avril 2007. Bonne chance, donc, au nouveau venu, Patrick Buffet ! Sa chance, justement, c’est peut-être que les Duval-c’est un secret de Polichinelle-veulent sortir d’Eramet. Ils commencent à se faire vieux et aucun de leurs enfants ne travaille dans la maison. Et, surtout, la roue tourne. Depuis plusieurs mois, les prix des métaux baissent. Or les prix du nickel et du manganèse déterminent la valeur de l’action Eramet-oublions les alliages... Le 5 septembre, Eramet valait 8,4 milliards d’euros. C’est beaucoup, sauf que l’entreprise en valait plus du double en mai. Plus les Duval retardent leur sortie, plus ils risquent de perdre. Cornélien. D’autant que les acheteurs qui pourraient faire d’Eramet une bouchée ne manquent pas. Mais il y a un os. Déjà, en 2005, les Duval et Areva avaient trouvé un repreneur, le brésilien Vale, premier producteur mondial de minerai de fer. Au dernier moment, le président Chirac, alerté sur les retombées politiques périlleuses d’une telle cession au Gabon, mais surtout en Nouvelle-Calédonie, avait bloqué l’accord, au grand dam du président brésilien Lula, en visite officielle à Paris le 14 juillet de cette année-là. Aujourd’hui, Eramet est toujours une entreprise politiquement sensible. L’Elysée ne laissera pas faire n’importe quoi. Et n’est pas pressé, contrairement aux Duval. Qui voudraient bien récupérer le magot qu’ils ont à portée de main.

Publié le 11/09/2008 - Modifié le 12/09/2008 N°1878 Le Point


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